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Jacques Heers : l'histoire assassassinée

La fable de la transmission arabe du savoir antique

Nouvelle Revue d’Histoire, n° 1, juillet-août 2002

A en croire nos manuels, ceux d’hier et plus encore ceux d’aujourd’hui, l’héritage de la Grèce et de Rome fut complètement ignoré dans notre monde occidental, de la chute de l’empire romain et du développement du christianisme jusqu’à la «Renaissance» : nuit du Moyen Âge, mille ans d’obscurantisme !

Et d’affirmer, du même coup, que les auteurs de l’Antiquité ne furent connus que par l’intermédiaire des Arabes, traducteurs appliqués, seuls intéressés, seuls capables d’exploiter et de transmettre cette culture que nos clercs méprisaient.

Parler d’«Arabes» est déjà une erreur. Dans les pays d’islam, les Arabes, lettrés et traducteurs, furent certainement bien moins nombreux que les Persans, les Egyptiens et les chrétiens de Syrie et d’Irak. La plupart des textes grecs ont d’abord été traduits en langue syriaque, parler araméen de la ville d’Edesse, qui a largement survécu à l’islam et ne disparaît qu’au XIIIe siècle. Au temps d’al Ma’mum, septième calife abbasside (813-833), Hunan ibn Isbak, le plus célèbre des hellénistes, hôte privilégié de la Maison de la Sagesse à Bagdad, était un chrétien. Il a longtemps parcouru l’Asie Mineure pour y recueillir des manuscrits grecs, qu’il traduisait ou faisait traduire sous sa direction. Nos livres parlent volontiers des savants et traducteurs de Tolède, qui, au temps des califes de Cordoue, auraient étudié et fait connaître les auteurs anciens. Mais ils oublient de rappeler que cette ville épiscopale - comme plusieurs autres et nombre de monastères - était déjà, sous les rois barbares, bien avant l’occupation musulmane, un grand foyer de vie intellectuelle toute pénétrée de culture antique. Les clercs, demeurés chrétiens, très conscients de l’importance de transmettre cet héritage, ont tout simplement poursuivi leurs travaux sous de nouveaux maîtres.

On veut nous faire croire aux pires sottises et l’on nous montre des moines, copistes ignares, occupés à ne retranscrire que des textes sacrés, acharnés à jeter au feu de précieux manuscrits auxquels ils ne pouvaient rien comprendre. Pourtant, aucun témoin, aux temps obscurs du Moyen Age, n’a jamais vu une bibliothèque livrée aux flammes et nombreux sont ceux qui, au contraire, parlent de monastères rassemblant d’importants fonds de textes anciens. Il est clair que les grands centres d’études grecques ne se situaient nullement en terre d’islam, mais à Byzance. Constantin Porphyrogénète, empereur (913-951), s’est entouré d’un cercle de savants, encyclopédistes et humanistes ; les fresques des palais impériaux contaient les exploits d’Achille et d’Alexandre. Le patriarche Photius (mort en 895) inaugurait, dans son premier ouvrage, le Myriobiblion, une longue suite d’analyses et d’exégèses d’auteurs anciens. Michel Psellos (mort en 1078) commentait Platon et tentait d’associer le christianisme à la pensée grecque. Nulle trace dans l’Église, ni en Orient ni en Occident, d’un quelconque fanatisme, alors que les musulmans eux-mêmes rapportent nombre d’exemples de la fureur de leurs théologiens, et de leurs chefs religieux contre les études profanes. Al-Hakim, calife fatimide du Caire (996-1021), interdisait les bijoux aux femmes, aux hommes, les échecs, et aux étudiants, les livres païens. A la même date, en Espagne, al-Mansour, pour gagner l’appui des théologiens (musulmans), fit brûler par milliers les manuscrits grecs et romains de la grande bibliothèque de Cordoue. L’Occident chrétien n’a connu aucune crise de vertu de ce genre.
Les « Arabes » ont certainement moins recherché et étudié les auteurs grecs et romains que les chrétiens. Ceux d’Occident n’avaient nul besoin de leur aide, ayant, bien sûr, à leur disposition, dans leurs pays, des fonds de textes anciens, latins et grecs, recueillis du temps de l’empire romain et laissés en place. De toute façon, c’est à Byzance, non chez les « Arabes », que les clercs de l’Europe sont allés parfaire leur connaissance de l’Antiquité. Les pèlerinages en Terre sainte, les conciles œcuméniques, les voyages des prélats à Constantinople maintenaient et renforçaient toutes sortes de liens intellectuels. Dans l’Espagne des Wisigoths, les monastères (Dumio près de Braga, Agaliense près de Tolède, Caulanium près de Mérida), les écoles épiscopales (Séville, Tarragone, Tolède), les rois et les nobles, recueillaient des livres anciens pour leurs bibliothèques. Ce pays d’Ibérie servait de relais sur la route de mer vers l’Armorique et vers l’Irlande, où les moines, là aussi, étudiaient les textes profanes de l’Antiquité.

Peut-on oublier que les Byzantins ont, dans les années 550, reconquis et occupé toute l’Italie, les provinces maritimes de l’Espagne et une bonne part de ce qui avait été l’Afrique romaine ? Que Ravenne est restée grecque pendant plus de deux cents ans, et que les Italiens appelèrent cette région la Romagne, terre des Romains, c’est-à-dire des Byzantins, héritiers de l’empire romain ?

Byzance fut la source majeure de la transmission

Rien n’est dit non plus du rôle des marchands d’Italie, de Provence ou de Catalogne qui, dès les années Mille, fréquentaient régulièrement les escales d’Orient, et plus souvent Constantinople que Le Caire. Faut-il les voir aveugles, sans âme et sans cervelle, sans autre curiosité que leurs épices ? Le schéma s’est imposé, mais c’est à tort. Burgundio de Pise, fils d’une riche famille, a résidé à Constantinople pendant cinq années, de 1135 à 1140, chez des négociants de sa ville. Il en a rapporté un exemplaire des Pandectes, recueil des lois de Rome, rassemblé par l’empereur Justinien, conservé pieusement plus tard par les Médicis dans leur Biblioteca Laurenziana. Fin helléniste, il a traduit les ouvrages savants de Gallien et d’Hippocrate et proposa à l’empereur Frédéric Barberousse un programme entier d’autres traductions des auteurs grecs de l’Antiquité. Cet homme, ce lettré, qui ne devait rien aux Arabes, eut de nombreux disciples ou émules, tel le chanoine Rolando Bandinelli, qui devint pape en 1159 (Alexandre III).

Rendre les Occidentaux tributaires des leçons servies par les Arabes est trop de parti pris et d’ignorance : rien d’autre qu’une fable, reflet d’un curieux penchant à se dénigrer soi-même.

Jacques Heers


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Médiéviste, Jacques Heers nous propose aussi dans cette émission une réflexion sur l’historiographie du XX ème siècle à travers son ouvrage L’histoire assassinée, parue aux éditions de Paris en 2006. Une réflexion sans concession sur l’Université et les clichés de notre histoire.

L’Histoire assassinée
de Jacques Heers aux Editions de Paris

Sa bibliographie :
L’Histoire assassinée Aux Editions de Paris 2006 Gilles de Rais aux Editions Perrin 2005 Les négriers de l’Islam - La première traité des noirs VIIè-XVème siècles aux Editions Perrin 2003
Chute et mort de Constantinople - 1204-1453 aux Editions Perrin La ville au Moyen-Âge en Occident aux Editions Hachette La cour pontificale au temps des Borgia et des Medicis aux Editions Hachette Louis XI aux Editions Perrin La première croisade aux Editions Perrin Les barbaresques - Course et guerre en Méditerranée, XIVème-XVIème siècle aux Editions Perrin
Libérer Jérusalem la première croisade aux Editions Perrin De Saint Louis à Louis XI aux Editions Bartillat Jacques Coeur aux Editions Perrin Fêtes des fous et carnavals aux Editions Hachette Précis d’histoire du Moyen-Age aux Puf Gilles de rais aux Editions Perrin - Le clan familial au Moyen-Âge - Etude sur les structures politiques et sociales des milieux urbains aux Puf L’Occident aux XIVe et XVe siècles - L’Occident aux XIVe et XVe siècles. aux Puf - Moyen-age une imposture aux Editions Perrin 1492-1530 la ruée vers l’Amérique - les mirages et les fièvres ? chez Complexe Editions Christophe colomb, chez Hachette Litterature

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Wikipedia :
Jacques Heers, agrégé en d’histoire en 1949. Entre 1949 et 1951, il devient professeur au Mans, puis à Alençon, et enfin au Prytanée national militaire.
À partir de 1951, il est rattaché au CNRS. Dès lors, il cotoie le grand Fernand Braudel qui l'envoie en Italie préparer un doctorat d'état consacré à Gênes au XVe siècle. Il soutient sa thèse à la Sorbonne en 1958. À son retour d'Italie, il devient l'assistant de Georges Duby à la faculté des Lettres d'Aix-en-Provence. En 1957, il est nommé professeur à l'Université d'Alger où il exerce pendant cinq ans jusqu'en 1962. Par la suite, il est successivement professeur à Caen, Rouen, Université Paris X et à la Sorbonne.